Homélie du 3 septembre 2023

 Si quelqu'un veut marcher à ma suite, qu'il renonce à lui-même 

dimanche, 22ème Semaine du Temps Ordinaire - Année A

Une homélie de fr. Pierre de Béthune

Homélie :
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Nous avons entendu aujourd'hui la deuxième partie du chapitre commencé dimanche dernier. Nous nous sommes alors très volontiers associés à la réponse de l'apôtre Pierre, en confessant, à notre façon, notre foi personnelle au Seigneur Jésus, «  Fils du Dieu vivant  ». Allons-nous également nous associer à la réaction de Pierre, entendue aujourd'hui ? «  De grâce ! pas de souffrance !  » Il est vrai que c'est aussi notre première réaction, et nous cherchons donc spontanément un Sauveur tout puissant qui nous libère de toutes nos misères. Nous partageons l'indignation de Pierre. La religion ne sert-elle pas d'abord à nous protéger contre tout ce qui entrave notre épanouissement ?

Et cependant Jésus est très clair, on ne peut plus clair : pour le suivre, il faut prendre sa croix. Nous sommes invités aujourd'hui à réfléchir à nouveaux frais sur la place et l'accueil de la souffrance dans notre vie et notre foi.

Je n'ai personnellement pas beaucoup d'expérience de la souffrance, sinon par le partage de la douleur des autres. Je ne suis donc pas tellement qualifié pour en parler, mais il faut en parler. Je vais donc essayer, parce que c'est fondamental. Nous savons tous que la souffrance fait partie intégrante de notre vie. Depuis notre naissance, qui est un terrible traumatisme, tant pour la mère que pour l'enfant, et jusqu'au terme de notre vie, elle est constamment présente. Alors, pourquoi n'est-elle pas aussi partie intégrante de notre vie spirituelle ?

Or, selon une mentalité ambiante, il ne faudrait pas trop parler de la souffrance et de la mort. C'est inconvenant, obscène, et d'ailleurs inutile. Je cite ici un auteur célèbre : «  Qu'est-ce que le bonheur ? C'est le sentiment que la force grandit, qu'une résistance est surmontée. Non pas une satisfaction, mais davantage de puissance ; non pas la vertu, mais la force  ». Et il va plus loin : «  Les faibles, les ratés doivent périr : [c'est le] premier principe de notre philanthropie. Et on doit même encore les y aider  ». Il conclut : «  Qu'est-ce qui est plus nuisible qu'un vice, quel qu'il soit ? C'est la pitié pour tous les ratés et les faibles, bref, le christianisme  ».

On aura probablement reconnu Friedrich Nietzsche dans son livre intitulé 'L'Antéchrist'. Sa grande colère contre le christianisme était dictée par son souci de l'épanouissement total de l'homme. Il s'est donc opposé à un christianisme qu'il associait au dolorisme et à ce que nous appelons aujourd'hui masochisme. La souffrance est, de fait, scandaleuse, et il faut la combattre de toutes nos forces. Il faut lutter contre tout ce qui affaiblit, et fait souffrir, - mais ce n'est pas pour cela qu'il faut supprimer les souffrants, les faibles et ceux qu'il appelle les ratés ! On a vu comment cette philosophie qui voulait exalter unilatéralement la puissance a rendu possible un paroxysme de souffrance.

Le principal mérite de Nietzsche est cependant de mettre le doigt sur ce qui caractérise le plus nettement le christianisme et le distingue des autres religions : c'est la foi en un Dieu souffrant. Et cette foi exige le respect, oui, un respect divin, inconditionnel pour tout humain, à commencer par le dernier.

Le Dieu que la plupart des religions connaissent est un Dieu tout puissant qu'aucune souffrance ne peut atteindre. En contraste, déjà dans la Première Alliance, il est souvent question du Seigneur «  qui est avec nous dans nos épreuves  » (Ps. 90). Ceux que Dieu a choisi n'ont pas pour cela échappé à la souffrance. Nous avons entendu le prophète Jérémie. Et le prophète Ésaïe évoque même un mystérieux 'Serviteur souffrant' : «  Par ses souffrances mon Serviteur justifiera des multitudes, en s'accablant lui-même de leurs fautes. Oui, c'est par ses blessures que nous sommes sauvés.  » (Es. 53) Mais ensuite cette révélation, encore voilée, a été oubliée. En tout cas, Pierre, qui était un fidèle observateur de la Loi, n'en a aucune idée et trouve même la chose scandaleuse : «  Dieu t'en garde, Seigneur !  ».

Le Christ crucifié est de fait «  scandale pour les Juifs et folie pour les païens. Mais pour ceux qui sont appelés, Juifs comme Grecs, c'est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu.  » (1Co 1, 23-24) Telle est bien notre foi : nous croyons en la puissance, mais ce n'est pas celle que Nietzsche exaltait ; c'est la puissance de l'amour et du partage. Si donc le Christ nous sauve, ce n'est pas parce qu'il intervient puissamment depuis un lieu de refuge qu'aucun péril ne trouble, c'est parce qu'il partage notre condition. Comme disent les théologiens, il ne sauve que ce qu'il assume, ce qu'il vit lui-même. On a rarement sauvé un homme qui se noie en lui criant de bons conseils depuis la berge. Pour le sauver, il faut se jeter à l'eau. Jésus est notre Seigneur et Sauveur, parce qu'il est vraiment Emmanuel, 'Dieu avec nous'. Cf. Ph. ebr.

La profession de foi chrétienne ne consiste donc pas seulement à confesser que le Christ est Fils du Dieu vivant, comme avait si bien fait saint Pierre, mais aussi à reconnaitre qu'il est le Dieu crucifié, qui partage notre destin.

Dans la suite de l'évangile d'aujourd'hui, Jésus précise ce que cela signifie concrètement pour ceux qui veulent marcher à sa suite, pour nous. 'Prendre sa croix', ce n'est pas s'en fabriquer une, comme certaines personnes, en mal d'héroïsme, ont cru devoir faire, en se torturant elles-mêmes par toutes sortes de mortifications. C'est simplement porter la souffrance qui nous est échue, - mais pas chacun pour soi. Porter sa croix, c'est «  porter les fardeaux les uns des autres  », comme Paul le recommande aux Galates. Car, comme pour le Christ, le plus important est le partage.

Cela suppose, je crois que nous commencions par convertir notre façon de voir la faiblesse, la souffrance et la mort. Il est bon de rappeler ici que ce qui a permis l'évolution de l'homme vers sa pleine humanité est cette attention aux plus faibles. Xavier le Pichon a fait remarquer qu'au cours de l'évolution, pour le développement physique de l'homme, le struggle for life et le triomphe du plus fort a bien sûr été déterminant. Mais ce qui caractérise les humains, est le fait qu'ils naissent encore très immatures et ont besoin d'une attention constante pendant de nombreuses années, pour simplement survivre et grandir. Et c'est cette attention au plus faibles qui a effectivement humanisé notre philum. C'est cette sollicitude qui a fait que l'homme n'est plus un loup pour l'homme, mais un père, une mère, un grand frère attentionné...

Encouragés par les remarques de ce grand homme de science, ( ) nous devons «  transformer et renouveler notre façon de penser  », comme saint Paul nous le demande (dans son épître aux Romains). Nous ne devons donc pas haïr la faiblesse, la souffrance et la mort, comme si elles étaient nécessairement et uniquement dégradantes, honteuses et stériles. Nous avons heureusement beaucoup de témoignages du contraire. Et surtout nous sommes appelés à aimer concrètement les souffrants. Certes, chacun doit tâcher de gérer sa propre souffrance, se mesurer avec elle, la supporter, l'apprivoiser, la dépasser, mais il est essentiel pour celui qui souffre de se savoir porté. Le Seigneur Jésus lui-même a demandé à ses disciples de rester avec lui au Jardin de Oliviers. «  Jésus est en agonie jusqu'à la fin du monde. Il ne faut pas dormir pendant ce temps.  »

En conclusion, nous voyons bien que nous ne pouvons d'aucune manière réagir comme Pierre dans l'évangile, en entendant parler de la nécessaire souffrance, au risque d'être un 'Satan' ou un 'Antéchrist'. Mais nous pouvons encore beaucoup développer notre capacité de partage, en gardant devant les yeux la façon dont le Christ Jésus a vécu et accueilli tout homme souffrant, en «  perdant sa vie  » pour que le monde «  ait la vie, et l'ait en abondance  ».

Je voudrais encore, pour finir, citer un extrait de la dernière page du journal d'Etty Hillesum, la veille de sa déportation à Auschwitz : «  Depuis hier soir, du fond de mon lit, j'assimile un peu de la souffrance infinie qui, disséminée dans le monde entier, attend des âmes, pour l'assumer ... On voudrait être un baume pour tant de plaies. ... J'ai rompu mon corps comme le pain et l'ai partagé entre les hommes. Et pourquoi pas ? Car ils étaient affamés et sortaient de longues privations. »

 

La parole du Seigneur attire sur moi l'insulte

Seigneur, tu m'as séduit, et j'ai été séduit ; tu m'as saisi, et tu as réussi. À longueur de journée je suis exposé à la raillerie, tout le monde se moque de moi. Chaque fois que j'ai à dire la parole, je dois crier, je dois proclamer : « Violence et dévastation ! » À longueur de journée, la parole du Seigneur attire sur moi l'insulte et la moquerie. Je me disais : « Je ne penserai plus à lui, je ne parlerai plus en son nom. » Mais elle était comme un feu brûlant dans mon c?ur, elle était enfermée dans mes os. Je m'épuisais à la maîtriser, sans y réussir.

- Parole du Seigneur.

Jr 20, 7-9

Dieu, tu es mon Dieu, je te cherche dès l'aube : mon âme a soif de toi ; après toi languit ma chair, terre aride, altérée, sans eau.

Je t'ai contemplé au sanctuaire, j'ai vu ta force et ta gloire. Ton amour vaut mieux que la vie : tu seras la louange de mes lèvres !

Toute ma vie je vais te bénir, lever les mains en invoquant ton nom. Comme par un festin je serai rassasié ; la joie sur les lèvres, je dirai ta louange.

Oui, tu es venu à mon secours : je crie de joie à l'ombre de tes ailes. Mon âme s'attache à toi, ta main droite me soutient.

Ps 62 (63), 2, 3-4, 5-6, 8-9

Présentez votre corps en sacrifice vivant

Je vous exhorte, frères, par la tendresse de Dieu, à lui présenter votre corps - votre personne tout entière -, en sacrifice vivant, saint, capable de plaire à Dieu : c'est là, pour vous, la juste manière de lui rendre un culte. Ne prenez pas pour modèle le monde présent, mais transformez-vous en renouvelant votre façon de penser pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bon, ce qui est capable de lui plaire, ce qui est parfait.

- Parole du Seigneur.

Rm 12, 1-2

Si quelqu'un veut marcher à ma suite, qu'il renonce à lui-même

En ce temps-là, Jésus commença à montrer à ses disciples qu'il lui fallait partir pour Jérusalem, souffrir beaucoup de la part des anciens, des grands prêtres et des scribes, être tué, et le troisième jour ressusciter. Pierre, le prenant à part, se mit à lui faire de vifs reproches : « Dieu t'en garde, Seigneur ! cela ne t'arrivera pas. » Mais lui, se retournant, dit à Pierre : « Passe derrière moi, Satan ! Tu es pour moi une occasion de chute : tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. »

Alors Jésus dit à ses disciples : « Si quelqu'un veut marcher à ma suite, qu'il renonce à lui-même, qu'il prenne sa croix et qu'il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perd sa vie à cause de moi la trouvera. Quel avantage, en effet, un homme aura-t-il à gagner le monde entier, si c'est au prix de sa vie ? Et que pourra-t-il donner en échange de sa vie ? Car le Fils de l'homme va venir avec ses anges dans la gloire de son Père ; alors il rendra à chacun selon sa conduite. »

- Acclamons la Parole de Dieu.

Mt 16, 21-27