Mercis ! ... Yves Leclef

« Bonjour, ça va ? » - « Ça doit !»

Ce que je ne fais plus aujourd'hui, je ne le ferai plus jamais !

Le 14- 08-2023 j'aurai donc 98 ans !

Vieillir, non ! ... Avancer en âge, oui ! ...

Vieillir c'est la courbe normale : naître, s'épanouir, maturité, déclin progressif jusqu'au zéro !, c'est même la courbe dite de Gauss. Tandis qu'avancer, c'est progresser, faire des progrès et se rapprocher du but à atteindre. « Avancer en haute mer ».

Dans la paix du Seigneur ressuscité, notre frère Yves LECLEF moine-prêtre jubilaire, est retourné à Dieu le 22 décembre 2023. Revoir les funérailles en vidéo

Le 5 mai 2022 

Jeudi, au lever du jour du 5 mai 2022, ma vie a basculé suite à un AVC, heureusement pas trop grave. C'est un peu comme ce qui est arrivé à saint Paul sur le chemin de Damas.

Apprendre l'humilité et la dépendance, être réduit ou promu, à l'état d'enfant. Accepter d'être un enfant. Redevenir un enfant pour entrer dans le Royaume.

98 ans

A 98 ans je découvre que plus je monte en âge, plus les événements du jour se réduisent et diminuent en importance. Actuellement, je peux jouir d'une vue plus large, plus complète et plus près de la vraie réalité. Ce qui se passe au niveau de la rue devient progressivement très petit, vu du dernier étage.

A quoi passes-tu ton temps ?

A quoi passes-tu ton temps compte tenu que tu ne peux plus lire ni écrire, même par ordinateur ». Vu l'âge Il m'arrive bien souvent de m'assoupir dans mon fauteuil. A part ça, nombres de souvenirs se réveillent et j'en jouis à l'aise. Conclusion : je reconnais avoir été privilégié et protégé tout au long de mes jours. Je me souviens de mes premières années : « Merci papa, merci maman, merci mes frères et sœurs, ... ». Mes années de formation et très particulièrement les années de guerre 40-45, dont les 3 mois de l'exode en France en été. Les 5 ans de guerre qui ont suivit : avec les privations, le froid et les engelures au doigts, la faim, les inquiétudes... Très spécialement la matinée du lundi 6 septembre 1944, lors de la libération d'Anvers. Elle occupe une place très particulière dans mes souvenirs; ça me revient régulièrement, c'est presque une obsession. Un merci tout spécial au Seigneur pour sa protection et sa providence. «Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime » ou pas encore. Risquer sa vie pour que les autres vivent. Tant de souvenirs se bousculent en désordre dans ma mémoire, que je ne peux pas les évoquer ici et maintenant. Je les sirote bien à mon aise, les yeux fermés et en silence. Merci à tous ceux qui remplissent ou animent ces innombrables souvenirs. Mais pourquoi une telle protection ?

La musique.

Il y a aussi la musique. Je ne suis pas mélomane ni musicien. Maman n'a pas eu le temps de nous bercer et nous endormir avec de belles berceuses. Mais j'aime la musique, surtout une certaine musique. Dans ma retraite forcée j'entends comme une voix qui, dans le silence qui ouvre à un nouveau monde, un monde sans limite de temps, sans longueur ni largeur. Que c'est bon, que c'est beau. Merci aux artistes, merci à l'IMEP à Namur, qui forme les artistes et dont j'ai même pu être administrateur pendant 20 ans. La musique prend de plus en plus de place dans mon cinéma intérieur. Pour moi elle est un peu comme un trou dans les nuages et qui découvre un monde infini comme pour les trois apôtres au jour de la Transfiguration sur le Mont Thabor « Pouvons-nous construire trois tentes... » - « Reste avec nous... » . Merci pour ce coup d'œil sur le Monde Nouveau (Dvorak)

Mémoire

Merci pour la mémoire qui me permet de réveiller mes souvenirs. Mais tout aussi merci pour ma faculté de pouvoir oublier. Pouvoir oublier et pardonner. C'est une faculté que le Créateur m'a donné pour m'aider à vivre en toute sérénité et paix avec mon entourage « Nous sommes tous Frères ! » (Fratelli tutti). La grâce de pouvoir oublier. Merci pour mes oublis.

« Qu'est- ce que l'homme pour que tu penses à lui ? À peine le fis-tu un peu moindre qu'un dieu. » (Ps. 8), pour que tu penses à moi. Merci.

Santé

Point de vue santé, là aussi j'ai toujours été privilégié : je n'ai eu aucune maladie sérieuse : ni Parkinson, ni Alzheimer, ni cancer, contrairement à tant d'amis et amies atteints de ces horribles maladies ou accidents, au cours de leurs vieux jours ou à leur âge parfois très jeune.

Se plaindre

Lorsqu'il me vient de vouloir me plaindre de mon état actuel, j'établis mentalement une liste à deux colonnes : à gauche tout ce qui ne va plus, à droite tout ce qui va bien, ou à peu près : avant tout j'ai gardé ma tête et tout ce qui y a été accumulé depuis mon berceau jusqu'à aujourd'hui. C'est incroyable ! De même estomac, rate ou intestins... et je compare les deux colonnes et je constate la longueur de l'une par rapport à l'autre.

Actuellement j'arrive à marcher sans canne ni tribune, un peu comme le paralytique de l'Evangile, Jésus me dit « Prend ton grabat et marche », j'en arrive même faire mes 300 mètres sur le parking. C'est extraordinaire. Merci !

Solitude et isolement

À mon âge, il me faut apprendre une certaine solitude et isolement. Les veufs et les veuves en savent plus que moi sur ce point. Fini les visites à l'extérieur, par exemple fini de courir de par le monde. C'est la concentration, c'est-à-dire un certain détachement de l'immédiat et de l'importance de la vie courante. Une épuration qui s'exprime en partie par la tendance à vouloir me défaire d'une série d'objets, de papiers, de photos, qui perdent progressivement de leur importance.  « L'important, c'est la rose » (Gilbert Bécaud).

Mon horizon.

Depuis que je me suis interdit de conduire la voiture il y a 4 ou 5 ans, mon horizon s'est terriblement restreint. Pour sortir de la clairière fermée de Clerlande, je dois déranger un confrère et réserver une voiture. « La voiture, c'est ma liberté » : plus de liberté individuelle : ça pèse même très lourd. Actuellement j'en suis réduit à l'horizon du parking limité par une série de rideaux d'arbres, même par beau temps. L'horizon de mes intérêts se rétrécit également. Là aussi il me faut réagir !

Aujourd'hui il fait gris et froid : ça me démoralise, c'est triste... Mais il y a des pays ou des régions où il ne pleut jamais. Quelle chance pour les touristes mais quelle catastrophe pour les autochtones : famine, sècheresse, mort. Il y a aussi des régions où il pleut beaucoup, trop : là aussi c'est une catastrophe pour les autochtones : inondations, destructions, mort... Quelle chance extraordinaire avons-nous de jouir d'une agréable alternance : source de récoltes et de fruits abondants. Merci !

Autres occupations :

Jouir du temps dont je dispose pour admirer et remercier. Tout est admirable : l'alternance des saisons par exemple, un paysage, une fleur, un arbre, un chien, un écureuil, une girafe. Comme tout cela est beau ! Que dire alors de l'homme, de la femme et du petit enfant, ... Que dire de nos instincts, de nos manières de vivre. Que dire de notre intelligence... Il suffit par exemple d'analyser un œil, un doigt ou tout autre organe qui fonctionne à son rythme propre et à sa manière pour finalement former un ensemble harmonieux qui grandit et s'épanouit du bébé au vieillard et tout en harmonie, dans son milieu social et familial. Avoir la capacité d'admirer et de remercier, c'est extraordinaire.

Je vois le vert des arbres, le rouge des roses;
je vois leur floraison: pour moi et pour vous.
et je pense en moi-même: Quel monde merveilleux!
Louis Amstrong. What a wonderful world

« Que c'est admirable tout ça ! Et quelle imagination, quelle biodiversité » !... Merci à toi le Créateur du ciel et de la terre, des lys des champs et des moineaux des rues. Merci !

Et cependant ! ...

Pauvreté et misère, ça existe. Maladie, accident, cataclysme et autres manifestations de malheurs et de catastrophes, tout cela existe. Alors ? Prières et intercessions bien sur. Mais n'est-ce pas un peu court et à bon marché. Il me faut du concret : un geste marqué dans mon corps et mon âme, un geste qui peut même me faire mal. Merci de m'avoir inspiré le bon geste quotidien « Tout ce que vous avez fait à l'un de mes petits, c'est à moi que vous l'avez fait. » Par exemple quand tu viens à la porte du monastère, sous forme d'un mendiant, c'est à toi que je me suis adressé. Tu as aussi fait appel à moi pour créer et entretenir pendant plus de 20 ans la pédagogie pour une centaine de petites filles indiennes aborigènes près de Bhopal. Merci. De même il y a près de 25 ans, tu as aussi fait appel à moi pour créer l'ASBL Unitas, qui a répondu à plus de 700 appels à l'aide de par le monde. Pour tout cela un très grand merci.

Dans mes souvenirs...

Il y a bien sûr mes 25 ans comme moine à l'abbaye de Saint-André à Bruges et comme cellérier. Un grand Merci ! Il y a aussi les années d'accompagnement avec les Equipes Notre Dame « Gand 7 » et « Gand 5 », et ensuite très spécialement mes groupes de prières dans le Brabant wallon. Ces soirées m'ont toutes permis de découvrir de véritables amitiés et une expérience très concrète de la vie familiale avec ses joies et ses peines, en ce compris les deuils.

Un petit clin d'œil agréable, fin de l'année dernière (2022) j'ai fini par céder à la forte pression de plusieurs amis en acceptant de faire paraître mon petit livre « Réflexions au gré du temps, au gré du vent » : déjà 270 exemplaires imprimés. Plusieurs félicitations et encouragements, aucune critique négative. Merci à tous ces lecteurs.

« Est-ce parfois tu ne t'ennuies pas ? »

C'est vrai, l'ennui guète et parfois me surprend. Il me faut alors réagir : sortir et marcher sur le parking si le temps le permet ou sinon faire les 100 pas dans les corridors. Parfois aussi la télé à défaut de mieux. Mais le plus dur reste le fait que je me sens relégué tel un vieux balais devenu inutile et remisé dans un placard, exclus de la vie courante. Ça me prend de l'énergie et du temps pour arriver à accepter la situation qui est inhérente à l'âge. C'est très lourd et parfois même ça peut faire très mal.

En rêvassant

En rêvassant, je remarque mes idées vagabondent, c'est alors la distraction et tout peut y passer. Au cours d'un office liturgique, ou d'une conférence, même les vérités de la foi peuvent être pour moi occasions de distraction et de doute, ébranlé dans la foi parfois même jusqu'à un certain rejet. Serait-ce déjà une forme d'agonie ou de faiblesse ? Doutes et distractions sont pour moi menace permanente.

J'entends alors le cri de Jésus sur la croix : « Mon Dieu mon Dieu pourquoi m'as-tu abandonné ?» (Ps 21)

« Et Dieu dans tout ça ? »

Et Dieu dans tout ça ? Quelle est sa place pour moi ?

« Aurais-tu peur de le rencontrer ? »... Et si tout cela était vrai ? Dans les années 70-80, j'ai été amené, au service de l'Archidiocèse de Malines-Bruxelles, à côtoyer pratiquement tout le clergé paroissial dans le Brabant Wallon. Plus de la moitié des curés de paroisse ont alors abandonné leur ministère. Ce fut pour moi chaque fois une grave épreuve à surmonter. N'auraient-ils pas raison d'abandonner ? Période très difficile et très dure. Dans le silence il m'a fallu faire appel à la fidélité à mes vœux de janvier 1947.

La vérité.

Dans mes heures de solitude et de silence, j'ai aussi compris le danger caché derrière les mots dans le langage courant, comme par exemple, l'amour, le beau, le bon, et qui finalement ne me disent plus rien, parce que trop abstrait. Le beau ou le bon ça n'existe pas pour moi. La vérité c'est quoi ? Mais un homme bon ou une femme bonne, ça existe.

« La vérité ? Qu'est-ce que la vérité ? »

L'amour de Dieu, c'est quoi ? Je ne sais pas. Par contre Dieu amoureux et ses manifestations ça existe et occupe beaucoup de place dans mes réflexions et méditations. L'adjectif qualificatif 'amoureux' ou 'passionné' est plein de vie et d'une générosité folle. Il a sa logique propre contrairement à la raison. Il suffit d'observer deux jeunes amoureux pleins d'idéal et de projets de vie, ou l'attitude de parents qui s'opposeraient au projet de leurs enfants. Cela n'a pas de sens purement raisonnable. C'est une expression d'une folie amoureuse. 'Amour' ou 'foi' ne sont pas comme un sac à dos qu'on possède, qu'on peut perdre, et retrouver. Dans la mesure où nous sommes amoureux, nous sommes comme un petit grain de folie qui nous rend déraisonnable, comme c'est exprimé dans tout l'Evangile : tendre l'oreille gauche, pardonner aux ennemis... Le 7è jour de la Création du monde est une expression de la folie amoureuse de Dieu. D'après moi Dieu ne s'est pas reposé : il a plutôt comme un bon paysan fait le tour de son champ, il la regarda, il l'aima, à force de l'admirer, il en est tombé amoureux au point même d'envoyer son Fils unique afin que le monde vive un peu comme Lui. Ainsi Dieu retrouve toute sa place chez moi. Il s'est incarné à moins qu'Il ne m'ait divinisé comme disent les Pères grecs. De toute façon je suis « une histoire sacrée » et donc un mystère difficile à comprendre.

«  Que tes œuvres sont belles, que tes œuvres sont grandes, Seigneur...  Tout homme est une histoire sacrée, l'homme est à l'image de Dieu » (Didier Rimaud). C'est normal donc le besoin de communion, de solidarité, d'amour, de pardon tels que dans l'Evangile

« Comment vas-tu ? » Tout compte fait je me porte bien, ou presque ! Merci à tous et à chacun en particulier.

À Dieu. Fr. Yves Leclef. 14 août 2023.