Après leur première mission, les Apôtres se réunissent donc autour de Jésus qui les avait envoyés : ils font un « debriefing » : après avoir travaillé ensemble, ils partagent et réfléchissent avec leur maître. Pour cela Jésus les invite à se reposer, d’autant plus qu’ils sont harcelés par la foule des arrivants et des partants et que dans cet imbroglio, ils n’ont même plus le temps de manger. Voilà, le cours normal des choses est rompu.
Tout l’art du narrateur consiste précisément à faire intervenir l’événement perturbateur qui va déclencher la ou les réactions sur laquelle ou lesquelles il faudra se pencher, Ainsi en va‐t‐il aussi de notre quotidien : les choses ne se déroulent pas toujours exactement de la même manière chaque jour comme nous le voudrions. Il y a cet imprévu imprévisible qui vient me déranger. Plusieurs réactions sont possibles : il me dérange trop, je me fâche et je le renvoie chez lui : tu ne connais pas mes habitudes : à cette heure‐ci je fais ça et rien d’autre ; ou bien encore : celui‐là, si je le vois arriver, je vais me cacher dans ma chambre, il y aura bien quelqu’un d’autre pour s’occuper de lui, moi je veux avoir la paix. (couloir souterrain)
La foule dérange donc le groupe de Jésus et des Apôtres fatigués de leur mission et en quête d’un partage de leur vécu. Quelle est la réaction du Bon berger qu’est Jésus dans cette situation de crise ? Marc l’évangéliste nous en donne deux. Elles vont s’espacer dans le temps et aussi dans l’espace. La première est une esquive : s’enfuir, partir à l’écart dans un endroit désert pour s’y reposer. « Ils partirent donc dans la barque, raconte saint Marc, pour un endroit désert ». On peut supposer que « la barque » fut le lieu où les Apôtres purent effectivement partager ensemble avec Jésus « ce qu’ils ont fait et enseigné » au cours de leur envoi en mission. On peut encore supposer que ce partage dans la barque fut pour eux un véritable temps de repos. Arrivés en effet à destination, ils furent rattrapés par la foule, cette foule qui les a littéralement court‐circuités. « En débarquant, Jésus vit une grande foule ; il en eut pitié car ils étaient comme des brebis sans berger et il se mit à les instruire longuement ».
C’est la deuxième réaction de Jésus à cette importunité de la foule venue briser le cours normal des choses. La première était une esquive pour besoin interne : il fallait écouter et instruire les Apôtres revenus de mission ; il fallait également leur accorder un peu de repos bien mérité. La deuxième est tout le contraire d’une esquive, c’est l’attaque frontale de la foule. Après un court répit et avec les Apôtres comme témoins, Jésus se lance dans un travail pastoral harassant et même périlleux puisque cette même foule va vouloir le faire roi lorsque Jésus va opérer à son avantage le miracle de la multiplication des pains.
Demandons‐nous un instant en quoi cet évangile peut toucher nos cœurs dans la situation qui est la nôtre aujourd’hui, en dehors de ce temps de repos que Jésus cherche désespérément à donner à ses disciples et qui coïncide assez bien avec le temps de vacances. Est‐ce que nous voyons autour de nous des brebis sans berger qui méritent de recevoir un enseignement ? Moi je dirais ceci : certainement oui, mais deux obstacles m’empêchent d’agir comme Jésus : d’abord ces brebis ne sont pas prêtes à recevoir un enseignement, ces brebis ne courent pas pour recevoir de Jésus Christ une nourriture qui les rassasierait ; et puis deuxièmement les outils pour accomplir cette tâche me font défaut : le langage que nos contemporains ont réellement besoin pour se convertir à la parole de Dieu est en chantier : une énorme réflexion en Église est nécessaire pour affiner ce langage. Et qui sont les personnes les plus habilitées à faire cette réflexion, cela encore mériterait une longue réflexion. Je ne suis pas sûr que les académies et les universités soient les meilleurs endroits pour mener cette tâche à bon escient.
Pour conclure cette homélie, je vous partage mon sentiment : je suis frappé par la cohérence de cet évangile qui dans les moindres détails nous invite à coopérer à l’œuvre de salut que le Christ a ébauché au cours de son ministère sur cette terre. Jésus le bon Berger ne ménage aucun effort pour que la Bonne Nouvelle de Dieu soit annoncée par lui et par les apôtres Ces Apôtres qu’il a pris soin de former avec la plus grande patience et en tenant compte de tous les événements. Relisons quelques versets que nous avons entendus du prophète Jérémie : « je rassemblerai moi‐même le reste de mes brebis de tous les pays où je les ai dispersés. Je les ramènerai dans leurs pâturages, elles seront fécondes et se multiplieront. Je leur donnerai des pasteurs qui les conduiront ; elles ne seront plus apeurées et accablées et aucune ne sera perdue » (Jr 33,3–4).
fr. Yves
Peinture en en‐tête : Jean vallon, Vous y étiez, 2011