Conférence du Samedi Saint
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Le jour le plus silencieux de l’année. Il ne se passe rien. Jour aliturgique. Pas de cloches, pas d’eucharistie. Le sabbat des sabbats. Que dire ? Que faire ? Que penser, un tel jour ?
Jésus est dans la tombe. Le tombeau est scellé. « Le fils de homme dans le sein de la terre, comme Jonas dans la ventre de la baleine », une image qu’on trouve sur les lèvres de Jésus en Matthieu.
Invitation au plus grand silence.
Après la mort de quelqu’un de cher on est plongé dans le deuil. S’ouvre à nous le livre de la mémoire, désormais écrit jusqu’à la dernière page. On peut tout relire dans tous les sens, du début jusqu’à la fin ou inversement de la fin jusqu’au début.
Il s’agit de la quatrième retraite de Jésus.
La première eût lieu au désert, tout de suite après le baptême. La retraite fondamentale, le confrontant à tout l’homme, et à son identité profonde : « Si tu es fils de Dieu ». Il expérimente l’Esprit qui lui donne d’être pleinement lui-même et le libère de tout ce qui peut le tenter au plan de l’avoir, du pouvoir et du savoir. Il en sort en force : l’annonce du Règne de Dieu, les exorcismes et guérisons…
La deuxième retraite, suite à l’échec galiléen.
Les foules connaissent un engouement à son égard mais ne comprennent pas l’essentiel, elles veulent faire de lui leur roi ; les gens religieux le critiquent, le tiennent à l’écart, la famille le considère comme devenu fou. Les scribes venus de Jérusalem l’estiment possédé par le prince des démons. Il se retire dans la montagne du Nord, vers le Liban, la région de Tyr et de Sidon. C’est le moment de la Transfiguration. Nouvelle expérience de l’Esprit. Nouveau langage. Les paraboles. Nouvelle liberté, davantage paradoxale. Il faut se perdre pour se sauver.
La troisième retraite : regardant en face la violence et la possible mort qui l’attend. Au-delà du Jourdain. Puis il y va, résolument. Liberté en face de la mort. C’est ce que nous avons considéré avant-hier.
Quatrième retraite : le tombeau et la descente aux enfers
À la veille du sabbat, Jésus sera descendu en hâte de la croix et déposé dans un tombeau tout proche. Dans ce tombeau, Jésus vit sa quatrième et dernière ‘retraite’, la retraite définitive qui ne sera suivie d’aucune autre. Cette étape ultime de sa vie, la liturgie et la lectio ou méditation des Écritures, mieux que tout autre moyen, nous permettent de la contempler et de nous l’approprier. Les deux nous donnent conjointement accès à ce qui se passe en profondeur, d’abord en Jésus mais ensuite aussi en nous, grâce à une constante intériorisation. Celle-ci nous est dévoilée notamment aussi dans la tradition monastique. Commençons par la liturgie toute particulière du Samedi Saint, le grand sabbat de l’année liturgique chrétienne.
Samedi Saint, ‘sabbat pour le Seigneur’
Chaque année, le Samedi Saint, l’Église médite ce mystère : le prince de la vie gisant dans le royaume de la mort. Silence devant le réalisme de la mort, l’impasse et l’impuissance de la vie.
Quel étrange sabbat…
Jésus nous a laissé plus d’une parole sur le sabbat. Dans le silence, près du tombeau, ses paroles ressurgissent comme d’elles-mêmes :
‘Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat.’
‘Le Fils de l’homme est seigneur, même du sabbat.’
‘Est-il permis le jour du sabbat, de faire du bien, plutôt que de faire du mal, de sauver une vie plutôt que de la tuer ?’
‘Lequel d’entre vous, si son fils ou son bœuf vient à tomber dans un puits, ne l’en tirera aussitôt, même un jour de sabbat ?’
Toute méditation sur le sabbat, même celle à partir de ces quelques paroles de Jésus, est nourrie par ce que disent les Écritures à propos du premier sabbat : ‘Observe le jour du sabbat … Tu te souviendras que tu as été en servitude au pays d’Égypte et que le SEIGNEUR ton Dieu t’en a fait sortir d’une main forte et d’un bras étendu…’ (Dt 5,12.15).
Le repos est là pour qu’on se souvienne comment Dieu est intervenu en sauveur et comment cette intervention dans le passé soutient le présent.
Dès la première page de l’Écriture nous apprenons ce que Dieu continue à accomplir le jour du sabbat :
Il ‘achève l’œuvre qu’il a commencé.’
Il ‘se repose’ (littéralement : il ‘sabbatise’). Il « chôma ».
Il ‘bénit’.
Il ‘sanctifie’ ce jour (Gn 2,1–4).
En Ex 31,17 nous apprenons encore un cinquième verbe qui désigne une action du SEIGNEUR le jour du sabbat : Il ‘reprend haleine’ ou il ‘reprend son souffle’ . Dans la tradition juive on parlera du sabbat comme du jour qui ‘donne un supplément d’âme’ (André NÉHER, entre autre). En Ex 23,12 on peut lire que le jour du sabbat les humains et les animaux peuvent ‘reprendre haleine’ en ce jour-là.
Le SEIGNEUR Dieu ne tirerait-t-il pas tout de suite de là ‘son fils qui tombe dans un puits, même un jour de sabbat’ ? Aurait-il oublié, ne se souviendrait-il plus de ce qu’il a fait autrefois à main forte et à bras étendu pour Israël, son fils ? Cesserait-il d’ ‘achever’, de ‘se reposer’ ou de laisser se reposer sa complaisance, ou encore de continuer à ‘bénir’ et à ‘sanctifier’ ou de permettre de ‘reprendre haleine’, précisément en ce septième jour ou sabbat ?
Quel silence ne devons-nous pas nous imposer pour que nous puissions continuer à entrevoir tout juste au-delà de notre impuissance la plus profonde, la divine toute-puissance à l’œuvre dans ces cinq verbes de la Torah : ‘achever’, ‘se reposer’, ‘bénir’, ‘sanctifier’ et ‘reprendre souffle’, en ce mémorable sabbat où Jésus gît dans le tombeau ? Quelle est mystérieuse, cette parole de Jésus transmise par la tradition : le Fils de l’homme est ‘seigneur’, même du sabbat ? L’humilité que comporte cette ‘seigneurie’, va-t-elle jusqu’au point de supporter le silence de la mort ?
Lorsque ce qu’il y a de plus humble et de plus pauvre, si saint soit-il, se voit piétiné par les hommes — ce qui est de fait arrivé — cela pourrait-il échapper à Dieu ? Ou Dieu peut-il rester en dehors de tout cela ?
Dans la mort jaillit une vie nouvelle
Dans saint Jean, la mort elle-même, en tant que dernier acte de Jésus, semble être vivifiante. Jésus ne meurt pas comme s’il subissait la mort, mais comme s’il accomplissait un acte ultime qui accomplit et comble tout. Avec son dernier soupir, il donne en même temps le principe d’une vie nouvelle. Du cadavre pendu à la croix se dégage encore un langage qui transmet la vie : voulant vérifier une dernière fois le décès, le centurion romain perce le côté de Jésus et aussitôt jaillissent ‘du sang et de l’eau’. Du sang, en signe de la vie toute donnée jusqu’à la mort ; de l’eau, en signe d’une vie nouvelle, jaillissant de façon irrésistible. N’avait-il pas annoncé lui-même : ‘Des fleuves d’eau vive jailliront de son sein’ ? Ce qui doit s’entendre par le don de l’Esprit, précisera l’évangéliste (voir Jn 7,37–39). Esprit, sang et eau, ‘et ces trois ne font qu’un’ (1 Jn 5,8). La mort du Fils semble contenir en soi une vie, oui, l’acte de mourir vient comme libérer cette vie et la révéler : ‘Ce qui était depuis le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont touché du Verbe de vie — car la Vie s’est manifestée ! Nous vous l’annonçons… Oui, nous vous annonçons la vie éternelle qui était auprès du Père !’ (1 Jn 1,1–4).
La vie qui apporte le salut dans le royaume de la mort
La première épître de Pierre parle explicitement d’une descente aux enfers : « Il s’en alla même prêcher aux esprits en prison, à ceux qui jadis avaient refusé de croire lorsque temporisait la longanimité de Dieu, aux jours où Noé construisit l’Arche… » « C’est pour cela, en effet, que même aux morts a été annoncée la bonne nouvelle… » (3,19s. ; 4,6 ; cf. Ep 4,9 : « Celui qui est monté est aussi celui qui est descendu…’ »)
La liturgie byzantine approfondira de manière lyrique la dimension mystérieuse de la mort de Jésus et de sa mise au tombeau, notamment dans la liturgie du soir et de la nuit du Vendredi Saint et du Samedi Saint. Quelques citations permettront de s’en faire une idée.
‘Quand tu es descendu dans la mort,
ô Vie immortelle,
tu as tué les enfers avec la gloire de ta divinité.
Et quand tu t’es relevé des régions infernales,
toutes les puissances célestes ont crié :
« Christ qui donnes la vie,
à toi la gloire, ô notre Dieu !»
Le Prince de la vie s’est volontairement soumis à la mort
pour offrir la vie à tous.’
Jésus emmène avec lui Adam, l’élevant ‘de gloire en gloire’ (voir 2 Cor 3,18).
‘En ce sabbat tu séjournes dans le tombeau
pour renouveler tout la création,
pour appeler l’univers à une vie nouvelle ;
toi, mon sauveur, tu recrées et renouvelles tout le cosmos.’
La remontée des Enfers a été iconographiquement interprétée dans la célèbre icône où Jésus écrase sous ses pieds les portes des enfers tandis qu’Adam et Ève (souvent aussi Jean-Baptiste, David et Salomon, avec les trois jeunes gens de Daniel 3) sont tirés de l’abîme. Cette icône offre une représentation visuelle de ce que la liturgie confesse et chante dans sa foi. Le Seigneur saisit Adam par le poignet et, comme plusieurs commentaires l’interprètent, lui rend le pouls de la vie.
Le moine dans le tombeau
Dans ce qui précède, nous évoquons un univers mental qui apparaît communément comme inaccessible à la mentalité occidentale. Mais nos idées occidentales n’ont pas forcément le monopole de ce qui est sensé et compréhensible sous le soleil, quoique nous l’oubliions trop souvent ! Pourtant nous sommes régulièrement interrogés au sujet de la nature de cette ‘quatrième retraite’, tant par la confrontation avec les mondes de la pensée non-occidentale que par nos propres développements scientifiques.
Le monde monastique quant à lui, n’a jamais éprouvé beaucoup de difficultés face à cela. En partie, ceci est dû à ses racines égyptiennes. Longtemps avant la rencontre avec la révélation judéo-chrétienne, l’Égypte a connu une image richement développée de l’au-delà et du monde infernal. De plus, le réalisme conséquent avec lequel les moines traitent la vie — et dès lors aussi la mort — les a amenés à examiner également cet aspect partiellement voilé de l’existence. Les paroles des Pères du désert sont farcies d’allusions aux ‘tombeaux’ et à ‘l’état cadavérique’, depuis trois jours déjà (comparer à Lazare à Béthanie). Un tombeau était considéré comme un lieu de choix pour le séjour d’un moine, et la momie retrouvée lui servait d’oreiller ! Avec courage il engageait le combat contre les esprits impurs et il laissait triompher le Christ sur la mort et les enfers. Car chaque tombeau était une porte sur l’Hadès ou les enfers.
Certaines méditations du bouddhisme en Extrême-Orient invitent le moine ou l’ascète à se mettre devant l’esprit sa décomposition prochaine et de la réaliser froidement jusque dans les plus petits détails. Il en va de même par exemple d’abba Évagre dans le premier apophtegme qui circule sous son nom. Nous recopions ce texte, bel échantillon de méditation guidée, datant du quatrième siècle :
‘Un jour, abba Évagre disait : quand tu es assis dans ta cellule, concentre alors ta pensée, rapporte-toi au jour de ta mort, vois alors comment le corps se met à mourir, considère son état pitoyable, représente-toi sa détresse, méprise la vanité du monde pour toujours persévérer dans ton projet de repos et ne pas faiblir.’
‘Rapporte-toi à présent en esprit comment cela se passe dans le monde infernal, songe dans quelle situation s’y trouvent les âmes, leur silence angoissé, leurs soupirs les plus amers, leur grande crainte, leur agonie, leur attente ; puis leur peine continuelle, leur tristesse sans limite de leur âme. Représente-toi alors devant ton esprit le jour de la résurrection où nous paraîtrons devant Dieu. Imagine-toi le siège du juge qui donne le frisson et inspire la crainte. Porte ton attention sur la honte qui est réservée aux pécheurs devant l’œil de Dieu, des anges, des archanges et de tous les hommes, cela veut dire les tortures, le feu éternel, les vers jamais morts, l’enfer, les ténèbres, les grincements de dents, les cris d’angoisse et les tourments.’
‘Mais vois aussi le bien réservé aux justes, leur contact familier avec Dieu le Père, avec son Christ, les anges, les archanges et toute la suite des saints ; puis le Royaume des cieux, ses présents, sa joie et sa jouissance.
‘Il vous faut garder les deux à l’esprit. Pleure alors la condamnation des pécheurs, lamente-toi et aie peur que toi aussi, tu y aboutisses un jour peut-être. Mais réjouis-toi de ce qui est réservé aux justes. Hâte-toi de partager la jouissance de ceux-ci mais reste écarté de ceux-là. Efforce-toi de ne jamais oublier cette pensée, que tu sois dans ta cellule ou quelque part dehors, pour fuir ainsi toutes les pensées mauvaises et pernicieuses.’
Dans sa Règle (chap. 4 et 7), saint Benoît aussi exhorte le moine à penser incessamment à sa mort et au jugement à venir ainsi qu’à diriger ses attentes sur ‘ce que Dieu a réservé à ceux qui L’aiment’ (voir 1 Cor 2,9).
Cette descente aux enfers n’est nulle part si fortement intériorisée que dans la onzième homélie du Pseudo-Macaire, un auteur du quatrième, cinquième siècle. On y perçoit incontestablement l’influence de la liturgie orientale. Nous donnons la traduction de quelques paragraphes :
‘Quand tu entends qu’en ce temps-là le Seigneur a délivré les âmes des enfers et des ténèbres, qu’il est descendu aux enfers et a accompli une œuvre glorieuse, ne crois pas que toutes ces choses sont éloignées de ton âme. En effet, l’homme peut laisser entrer le Malin et le recevoir ; en effet, la mort tient les âmes d’Adam captives et les pensées de l’âme sont enfermées dans les ténèbres. Quand tu entends parler de sépulcres, ne pense pas seulement à ceux qui se voient : ton cœur en effet, est un sépulcre et un tombeau. De fait, quand le Prince du mal et ses anges s’y nichent, quand il y établit des sentiers et des passages, où peuvent circuler les puissances de Satan dans ton intellect et dans tes pensées, n’es-tu pas en enfer, un tombeau et un sépulcre ? N’es-tu pas alors un mort pour Dieu ? Car Satan y a frappé un argent sans valeur, il a jeté dans ton âme une semence amère, il y a introduit un vieux levain, une source boueuse y jaillit. Mais voici que le Seigneur vient dans les âmes qui le cherchent, il pénètre au fond des enfers des cœurs et y ordonne à la Mort : « Rends-moi les âmes prisonnières qui me cherchent et que tu retiens de force ! » Il brise donc les lourdes pierres qui pèsent sur les âmes, il ouvre les sépulcres, il ressuscite celui qui était vraiment mort et conduit hors de la prison ténébreuse l’âme qui y était enfermée.’ (Onzième homélie, § 11) .
‘Tiens ton esprit en enfer et ne désespère pas’
Une des réflexions les plus abyssales léguées dans ce contexte monastique depuis saint Antoine le Grand jusqu’à nos jours, a précisément trait à cette ‘quatrième retraite’. Saint Silouane, staretz russe au Mont Athos, a été canonisé par l’église grecque orthodoxe, cinquante ans après sa mort (+ 1938). Dans la dernière phase de sa vie spirituelle, il a entendu l’antique parole d’Antoine : ‘Tiens ton esprit en enfer et ne désespère pas !’
Au milieu de l’irrationalité totale de nos relations humaines tordues — entre pauvres et riches, entre ceux qui ont du travail et ceux qui en sont privés, entre l’hémisphère nord et le sud, entre les femmes et les hommes, entre l’homme et la nature ou l’homme et la vie — il est essentiel qu’au moins quelques-uns suivent Jésus jusqu’au bout, y compris dans cette dernière ‘quatrième retraite’ : ‘Tiens ton esprit en enfer et ne désespère pas.’ Alors que ces quelques-uns connaissent dans leur corps et en leur âme ‘l’enfer’, les ténèbres, la nuit insondable du non-sens et de la tendance destructrice, c’est grâce à leur capacité de persévérance tranquille et pleine d’espoir que le monde d’une infinité d’hommes et de femmes est béni de lumière et d’un espoir nouveau.
En réalité, cette quatrième retraite ne comporte ni plus ni moins que la pleine prise de conscience de ce que le sacrement du baptême réalise dans notre existence. Par l’immersion dans les eaux du baptême, le vieil homme est ‘enseveli’ avec le Christ dans sa mort (voir Rm 6,1–6, lu durant la nuit pascale). Morts avec le Christ, nous sommes remplis de la vie triomphante de sa résurrection. ‘Votre vie est désormais cachée avec le Christ en Dieu’ (Col 3,1–3, proclamé le dimanche de Pâques).
Au delà de la mort
Ce que nous pouvions reconnaître lors des retraites précédentes comme étant la nouvelle fécondité dans la manifestation de Jésus au monde, se voit irrésistiblement renforcé dans la quatrième retraite. « Il est ressuscité ! » « Il n’est pas ici » ! « Dieu n’a pas laissé son ami voir la corruption ! » « Le Seigneur est vraiment ressuscité : Il est apparu à Simon ! » « Son Fils, son bien-aimé, Il l’a exalté, Il l’a fait asseoir à sa droite ». « Les hommes ont pu le rejeter, Dieu l’a glorifié ! » Tout le Nouveau Testament résonne de telles expressions kérygmatiques qui sur tous les tons témoignent de ce que Dieu a fait. Car la résurrection est en premier lieu un témoignage de ce qu’a fait Dieu.
À côté de ces courts cris de jubilation et des confessions de foi que nous venons de mentionner, il existe, comme témoignage, encore deux autres modèles pour traduire l’expérience de Pâques
L’un parle d’un moment visionnaire : ‘Le Seigneur est apparu à Pierre’ (1 Co 15,5 ; Lc 24,34) ; l’autre témoigne d’une expérience collective de l’Esprit qui leur est tombée dessus, tel que l’événement de la Pentecôte à Jérusalem. Dans les deux jeux de langage on retrouve une même structure qui paraît essentielle : l’initiative et l’origine de ce qui est arrivé — vision ou expérience de l’Esprit – sont perçues comme venant de l’Autre. Voilà pourquoi le terme ‘témoignage’ s’applique à chaque déclaration conservée : personne n’affirme avoir découvert ou discerné quelque chose par ses propres moyens, mais il ‘témoigne’ de ce qui lui a été communiqué de la part de Dieu. La reconstruction strictement historique du film des événements après la mort de Jésus reste à tout prendre hypothétique. Toutefois, ce que chaque chercheur loyal se doit de reconnaître comme une donnée indéniable et ce qui se trouve au centre de notre tradition de foi, est l’origine théologique du témoignage pascal. Des humains témoignent de ce que Dieu a fait en relation à Jésus. La reconstruction du comment, par quels intermédiaires les premiers témoins ont su ce dont ils parlent, tout cela est secondaire.
Le Dieu dont il est question dans le langage de la résurrection semble, tout bien considéré, le même que le Dieu que Jésus avait prêché par sa prédication et ses actions : un Dieu solidaire avec les pauvres, les exclus, les marginaux, les tenus pour compte, les ‘pécheurs’. Marginalisé lui-même, pendu au gibet comme ‘maudit’ par Dieu, selon la lettre même de la Torah (‘Maudit soit celui que est pendu au bois du supplice’, voir Dt 21,23 et Gal 3,13), Jésus est, à son tour, interpellé par Dieu : ‘Mon fils, je te le dis, relève-toi et rentre à la maison !’ (cf Mc 2,11).
L’évangéliste Jean est probablement celui qui approche le plus près la profondeur de l’action divine, ne séparant jamais la mort d’amour de Jésus de l’acte d’amour du Père qui a glorifié son Fils dans la résurrection. Pour Jean, ‘l’élévation’ sur la croix est déjà de façon inchoative sa ‘glorification’ auprès du Père et lorsque Jésus se manifeste aux disciples, le soir de Pâques, il se fait reconnaître en leur montrant les plaies de sa crucifixion. Jésus a glorifié le Père dans son amour jusqu’à la mort en croix et le Père a glorifié le Fils dès son élévation sur le pilori de la honte. Le quatrième évangéliste contemple un seul et même acte à l’intérieur de la relation Père-Fils et cet Acte est l’amour et la glorification de l’un dans l’autre.
Un contenu fort de la résurrection et de la glorification de Jésus ‘à la droite du Père’ (voir Ps 110,1–2) concerne son intercession continuelle auprès de Dieu. Paul, Luc, l’Epître aux Hébreux, les lettres pastorales et Jean : le Nouveau Testament tout entier se hisse à cette précieuse médiation salvatrice du Seigneur ressuscité auprès de Dieu. Tant la mission dans le monde que la prière liturgique, mais aussi tout simplement les services internes dans la communauté, tout cela est dynamisé de l’intérieur par cette Force d’intercession que Jésus ressuscité communique sans cesse. Dans la résurrection, la mort a été anéantie divinement. L’autre versant de cette mort destructrice, est : bénédiction sur bénédiction, grâce sur grâce, de gloire en gloire.
Considération finale : l’unité sous quatre formes
Au début de la conférence j’ai esquissé rapidement les trois autres retraites de Jésus. Essayons maintenant de considérer les quatre ensemble d’un point de vue plus synthétique. La période de confinement que nous vivons est un temps favorable pour essayer d’intérioriser ce que l’on remarque dans la vie de Jésus à quatre moments curciaux.
1. Tout d’abord, la vie de Jésus dans son ensemble peut être relue comme un parcours en quatre étapes. Chaque « retraite » marque une phase nouvelle dans la prise de conscience de son identité et de sa mission. On peut, certes, observer une certaine discontinuité dans le développement : l’Esprit en Jésus s’exprime autrement après la première ‘retraite’ (baptême et séjour au désert) qu’après la seconde, voire qu’après la quatrième (tombeau). Cependant on peut aussi discerner une authentique continuité qui se manifeste de la première à la quatrième étape. Alors chacune des quatre apparaît comme une variante des trois autres. On notera comme un trait commun le fait que chaque « retraite » prend la forme d’un processus de mort, suivi d’une (re)naissance ou d’un événement résurrectionnel. Toutes les quatre recèlent une manifestation de l’Esprit et toutes les quatre approfondissent l’identité secrète de Jésus. En chacune il est question de la relation originelle : ‘Père’ et ‘Fils’, et en finale, à chaque fois le processus de communication s’élargit, allant jusqu’à l’extrême limite du pensable, là où même les morts du monde infernal jusqu’à la génération antérieure à Noé sont intégrés (cf. 1 P 3,19–20).
2. Dans la relecture de l’itinéraire de Jésus, chacun pourra y reconnaître son propre cheminement, au moins jusqu’à un certain point. Toutefois ces quatre « retraites » ne se succèdent pas forcément dans le même ordre pour tous. Ainsi certains se voient, suite à une grave maladie dans leur plus jeune âge, ou à un décès, ou encore en raison de la guerre, confrontés précocement à la mort et à la nécessité de devoir mourir à l’instinct de conservation (= la troisième retraite). D’autres ne se réveillent qu’après une première désillusion profonde : ils ont appris à la surmonter, quand ‘l’amour des ennemis’, jugé d’abord impossible, a su se frayer une voie dans leur cœur, telle une déchirure révélatrice (voir un Mahatma Gandhi). D’autres encore devront combattre leur vie durant les trois tentations de base de la première retraite, quelles que soient leurs multiples responsabilités et leur humanité mûrie.
3. Dans chacune des quatre retraites nous approfondissons notre baptême : nous apprenons progressivement ‘à mourir et à être enseveli avec le Christ’, comme l’énonce la plus ancienne catéchèse baptismale du Nouveau Testament (Rm 6,1s.). Nous nous dépouillons du vieil Adam que nous portons tous en nous. Mais tous, nous nous redressons dans la force de la résurrection, revêtus de la vie nouvelle. Dès maintenant ‘nous siégeons déjà avec le Christ à la droite de Dieu’, nous affirme l’apôtre Paul, quoique ‘dans le secret’ :
‘Du moment donc que vous êtes ressuscités avec le Christ,
recherchez les choses d’en haut, là où se trouve le Christ,
assis à la droite de Dieu.
Songez aux choses d’en haut, non à celles de la terre.
car vous êtes morts,
et votre vie est désormais cachée avec le Christ en Dieu.
Quand le Christ sera manifesté, lui qui est votre vie,
alors vous aussi vous serez manifestés avec lui pleins de gloire’
(Col 3,1–4 ; cf 1 Jn 3,2).
Au fil des années l’intériorisation continuelle de notre baptême renforcera en nous quelques éléments que nous avons chaque fois entendu résonner dans la vie de Jésus comme un accord de fond :
a. l’irruption du divin dans le don de l’Esprit ;
b. l’identité toujours nouvelle, à la fois humble et forte du ‘Fils’ dans ses rapports
avec ‘le Père qui est aux cieux’, qui se réalise dans le noyau central de notre personne ;
c. la dynamique d’un processus résurrectionnel continu qui déplace les limites. La mort sous toutes ses formes cède ; la vie triomphe jusque dans les situations les plus inhumaines, voire celles qui sont véritablement infernales.
4. L’expérience de la retraite se déroule souvent d’une manière plus complexe que nous ne sommes enclins de l’admettre. Chaque individu est d’ailleurs beaucoup plus que lui-même. En tout domaine, nous portons avec nous la conscience commune de notre génération. En outre, chaque homme reste prisonnier d’une certaine culture qui doit, elle aussi, être ‘baptisée’ afin de pouvoir transmettre la vie nouvelle en sa plénitude. Toute communauté concrète dont nous faisons partie, se doit de traverser les quatre retraites afin de pouvoir servir en vérité le Dieu vivant en l’Esprit de Jésus. La pandémie et le confinement qu’il nous est donné de devoir vivre aujourd’hui au niveau local et mondial, sont une épreuve qui ajoute une nouvelle dimension à ce processus de mourir avec le Christ pour renaître sous la poussée de l’Esprit. De nouvelles formes de solidarité, d’entr’aides au plan local et global sont à inventer.
C’est à raison que les premiers chrétiens et après eux les Pères de l’Église, ont envisagé ce que nous nommons « l’Ancien Testament », comme l’horizon d’attente et conjointement l’horizon de compréhension de l’événement Jésus. En commémorant toute l’histoire du salut, le baptisé apprend avec Abraham et Ruth à abjurer le fond païen de sa propre culture. Avec Moïse et David, avec Jérémie et les ‘pauvres’, il apprend ensuite à rattacher sa foi à rien d’autre que la Parole créatrice de Dieu afin d’accéder par après, à l’intérieur de ces purifications acceptées, à la rencontre avec Jésus.
En outre, après Vatican II et Assise 1986, il appartient aux chrétiens d’intérioriser l’événement Jésus dans une ouverture planétaire et d’aborder franchement le dialogue interreligieux avec Juifs et musulmans, avec hindous ou bouddhistes, avec les animistes et les non-croyants .
S’il est une parole qui récapitule à elle seule le passé et le présent, l’actualité et le futur, l’individu et la collectivité, alors c’est un oracle d’Ézéchiel qui nous revient à l’esprit, — lui, à la fois prêtre et prophète, a entendu cet oracle alors qu’il était exilé au sein du peuple en exil :
‘Il me dit :
« Prophétise à l’Esprit, prophétise, fils d’homme.
Tu diras à l’Esprit :
Ainsi parle le Seigneur DIEU :
Viens des quatre vents, Esprit, et souffle sur ces morts,
qu’ils vivent !»’ (Ez 37,9).