Pâques 2022. Participer par la patience à la passion du Christ...

Une conférence du jeudi Saint par le Père Benoît Standaert OSB.

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"Javascript" interactif créé par Francesco pour Clerlande, 2022

« Participer par la patience à la passion du Christ... » (saint Benoît, fin du Prologue). Comment imiter le Christ Jésus aujourd'hui, avec saint Benoît et saint Paul.

Nous voici entrés non seulement dans la Semaine Sainte 2022 mais dans le Triduum pascal, le cœur brûlant de toute l'année liturgique. Prenons le temps de réaliser pleinement ce qui y est célébré et comment rejoindre par intériorisation le noyau vital de ces trois jours de fête intense.

Évocation des contextes. Quatre cercles concentriques

Penser se fait toujours de façon contextuelle. Quel est notre contexte actuel, proche et lointain ? Même le lointain peut nous concerner de façon toute proche, immédiate.

La guerre en Ukraine.

Elle affecte notre vécu, chaque jour depuis le 24 février. Elle avait commencé pour les Ukrainiens déjà en 2014. Le monde entier est concerné : tout le monde choisit son camp. L'Inde, le Japon, l'Afrique... On peut se souvenir de la première page du livre de Levinas (Totalité et infini, 1968) : que valent nos principes moraux s'il y a la guerre ? Or la guerre est là, avec sa prétention totalitaire qui nie l'autre dans son altérité. Elle est au quotidien, aujourd'hui même, un peu partout dans le monde : guerre contre la drogue et ses bandes de trafiquants, guerres interminables - en Syrie, Liban, Yémen, l'Est du Congo, Soudan, Mexico, Corée... La guerre nous rend tous plus durs, plus agressifs ou dépressifs, et si nous ne réagissons pas au nom du respect de l'altérité qui ouvre sur un infini, nous sommes écrasés avec tous dans le rêve totalitaire qui habite bien des cultures aujourd'hui.

La synodalité comme projet ecclésial large et concret proposé par le Pape.

Réfléchissez, rêvez même, nous dit-il ! Imaginez une Église solidaire, qui respecte toutes les différences, qui vise la complémentarité, le dialogue, l'écoute de ceux qui sont en marge ou exclus. Une dynamique d'éveil constant, à entretenir avec autocritique. Cela nous affecte tous et il est bon d'en garder la conscience vive, notamment quand nous essayons de réfléchir ce que nous vivons pour l'instant

La vie en communauté avec son histoire ancienne et récente, ses limites, le Covid et

les deuils... Je ne suis là que depuis deux ans, mais que ne s'est-il pas tout passé en si peu de temps : les anciens qui nous ont quitté : Bernard, Matthieu, Christian, François Borgia... Mais aussi des visages nouveaux qui nous réveillent et nous obligent à un partage des dons. L'accueil en général fut réduit par le Covid puis s'est de nouveau lentement élargi, avec prudence...

Le quatrième cercle, chacun personnellement, avec nos pauvretés, physiques et autres.

Savoir s'accepter, oser se remettre en question, s'ouvrir encore et encore...

Ne nous abstraire de rien. La vieille maxime latin : « Rien d'humain ne m'est étranger ». (ainsi Térence (IIe siècle av. notre ère : homo sum et humani nihil a me puto). Être humain reste un défi, comme le laissent entendre les deux maximes latines : Homo homini lupus et Homo homini deus. Être un dieu pour l'autre ou un loup, avec toutefois cette marge que le loup ne combat pas à mort son congénère, comme fait l'homme encore aujourd'hui ! La loup vaut bien mieux que l'homme...

Saint Benoît, la liturgie et saint Paul.

Au chapitre 49 on trouve une petite règle dans la grande Règle de saint Benoît (c'était déjà le cas avec la source de Benoît, la Règle du Maître : on y trouve trois chapitres (51 à 53) avec un titre à part et une conclusion explicite : incipit regula quadragesimalis, puis explicit regula...).

Le chapitre 49 se présente comme une petite synthèse de toute la vie du moine, selon saint Benoît. Elle ne concerne pas seulement le temps fort du Carême. Car comme nous voulons vivre durant le Carême, ainsi nous devrions vivre toute l'année, dit-il, « en toute pureté » ! La voix des moines du désert s'opposait au fait de parler de « temps forts », car cela voulait dire qu'on acceptait d'introduire de facto des « temps faibles » ! Non, le mode de vie en Carême n'est pas exceptionnel mais constitue la norme. Et plus encore : tout ce temps de quarante jours est ouvert sur les cinquante jours du temps pascal. Nous vivons vers « Christ, notre Pâque », ainsi la vision de saint Paul, assumée par saint Benoît. Le chapitre sur l'usage de l'Alléluia (qui se trouve juste au milieu des treize chapitres sur la prière liturgique) explicite la haute valeur du temps pascal à ses yeux. L'absence de ce cri de joie et de louange nous rend sensible au fait que sa présence nous est si précieuse. Dans l'Église occidentale, à la suite notamment de saint Augustin - il n'y a rien de tel en Orient où la liturgie du Vendredi saint par exemple est scandée par de très nombreux Alléluias ! - l'Alléluia est un cri de victoire et vaut dans le cœur de qui le prie, comme un nom de Dieu dans lequel on entend rien de moins que la victoire de la résurrection.

Le mystère pascal nous offre peut-être bien la meilleure clef pour bien vivre les différents contextes que nous venons d'évoquer il y a un moment. Scrutons ce mystère et nous vivrons toujours mieux ce qui fait horreur dans cette guerre fratricide entre Russes et Ukrainiens. Presque tout dans l'existence monastique peut être interprété comme une participation à l'unique grand Mystère pascal. Dans la Règle bénédictine toute l'année est divisée en quatre grandes périodes qui ont toutes à voir avec le mystère pascal. Nous mangeons ou jeûnons, travaillons, étudions, fêtons ou reculons nos repas en fonction de la saison dans l'année et ce qu'on y célèbre. Le plus grand contraste est vécu entre la quarantaine du Carême et la cinquantaine des sept semaines du temps pascal. La tension s'accroît dans la Semaine Sainte que nous vivons pour l'instant.

Quant au lectionnaire liturgique, au cours des six semaines du Carême nous parcourons toute l'histoire du salut, depuis la création et la figure d'Abraham jusqu'au temps après l'exil babylonien, dimanche après dimanche, (première lecture). En parallèle nous parcourons les étapes cruciales de la vie de Jésus, depuis sa première retraite de quarante jours au désert jusqu'aux événements poignants de la dernière semaine de sa vie. Durant le triduum pascal on vit presque heure par heure tout ce qu'il a souffert depuis la dernière Cène jusqu'à la mort en croix et son au-delà. Dans la nuit pascale, de samedi à dimanche, la liturgie nous offre un éventail remarquable où nous repassons par toutes les étapes du Premier Testament, depuis la création jusqu'aux derniers accents d'attente messianique dans les livres postexiliques. À la lisière entre l'Ancien et le Nouveau, juste après le retour des cloches au Gloria et avant la reprise du grand Alléluia pascal, on écoute saint Paul, en Romains, au chapitre 6. Je vous relis cette page qui dans la lettre aux Romains a la fonction de montrer comment nous tous nous sommes insérés et inscrits dans le mystère que Jésus par sa mort a vécu et traversé. On y trouve sans doute la clef herméneutique de tout le processus que nous sommes invités à vivre non seulement dans l'action liturgique précise que nous assumons mais bien plus profondément, la clef qui nous permet d'ouvrir notre existence même à la vie de Dieu en nous - « non plus moi mais Christ en moi », selon la formule remarquable de Paul en Galates 2,20.

Je vous relis ce passage clef qu'on entendra, comme chaque année, au beau milieu de la nuit pascale.

Romains 6:1-23

1 Que dire alors ? Qu'il nous faut rester dans le péché, pour que la grâce se multiplie ? Certes non !

2 Si nous sommes morts au péché, comment continuer de vivre en lui ?

3 Ou bien ignorez-vous que, baptisés dans le Christ Jésus.

c'est dans sa mort que tous nous avons été baptisés ?

4 Nous avons donc été ensevelis avec lui par le baptême dans la mort, afin que, comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous vivions nous aussi dans une vie nouvelle.

5 Car si c'est un même être (symphytoi) avec le Christ que nous sommes devenus par une mort semblable à la sienne, nous le serons aussi par une résurrection semblable ;

6 comprenons-le bien, notre vieil homme a été crucifié avec lui, pour que fût réduit à l'impuissance ce corps de péché, afin que nous cessions d'être asservis au péché.

7 Car celui qui est mort est affranchi du péché.

8 Mais si nous sommes morts avec le Christ.
nous croyons que nous vivons aussi avec lui.

9 sachant que le Christ une fois ressuscité des morts ne meurt plus.
Que la mort n'exerce plus de pouvoir sur lui.

10 Sa mort fut une mort au péché, une fois pour toutes ;
mais sa vie est une vie à Dieu.

11 Et vous de même, considérez que vous êtes morts au péché
et vivants à Dieu dans le Christ Jésus.

12 Que le péché ne règne donc plus dans votre corps mortel
de manière à vous plier à ses convoitises.

13 Ne faites plus de vos membres des armes d'injustice au service du péché ;
mais offrez-vous à Dieu comme des vivants revenus de la mort
et faites de vos membres des armes de justice au service de Dieu.

14 Car le péché ne dominera pas sur vous :
vous n'êtes pas sous la Loi, mais sous la grâce.

15 Quoi donc ? Allons-nous pécher parce que nous ne sommes pas sous la Loi.
Mais sous la grâce ? Certes non !

16 Ne savez-vous pas qu'en vous offrant à quelqu'un comme esclaves pour obéir, vous devenez les esclaves du maître à qui vous obéissez.
Soit du péché pour la mort, soit de l'obéissance pour la justice ?

17 Mais grâces soient rendues à Dieu ; jadis esclaves du péché.
Vous vous êtes soumis cordialement à la règle de doctrine
à laquelle vous avez été confiés.

18 et, affranchis du péché, vous avez été asservis à la justice. -

19 J'emploie une comparaison humaine en raison de votre faiblesse naturelle.
- Car si vous avez jadis offert vos membres comme esclaves à l'impureté
et au désordre de manière à vous désordonner.
Offrez-les de même aujourd'hui à la justice pour vous sanctifier.

20 Quand vous étiez esclaves du péché, vous étiez libres à l'égard de la justice.

21 Quel fruit recueilliez-vous alors d'actions dont aujourd'hui vous rougissez ?
Car leur aboutissement, c'est la mort.

22 Mais aujourd'hui, libérés du péché et asservis à Dieu.
Vous fructifiez pour la sainteté, et l'aboutissement, c'est la vie éternelle.

23 Car le salaire du péché, c'est la mort ; mais le don gratuit de Dieu, c'est la vie éternelle dans le Christ Jésus notre Seigneur.

Pour Paul la vie est un choix et les polarités entre lesquelles il importe de choisir sont formulées avec clarté : la mort ou la vie, le péché ou la justice, l'esclavage ou la liberté et la sainteté. L'un nous vient comme un don gratuit de Dieu, accueilli par l'obéissance de la foi ; l'autre nous arrive comme un salaire du péché auquel on s'est laissé asservir. Les accents qui terminent tout ce petit traité sur le baptême et ses conséquences, sont de toute beauté : « Vous fructifiez pour la sainteté », « le don gratuit de Dieu c'est la vie éternelle dans le Christ Jésus notre Seigneur ». On dépasse la morale et retrouve le niveau théologique qui porte habituellement la pensée de l'apôtre. Dieu et le Christ Jésus ressurgissent, chacun à son rang : « ... considérez-vous comme... vivants à Dieu dans le Christ Jésus » (v. 11). En même temps Paul a préparé la partie parénétique de son exposé (Rm 12 à 15). Là, il reviendra sur les conséquences du baptême : une vie de sainteté, toute vouée à Dieu, où l'on « offre son corps en sacrifice vivant, saint, capable de plaire à Dieu » (12,1-2).

Comment maintenant imiter le Christ et communier à ce qu'il a vécu ?

Oui, comment : imiter Dieu, imiter Jésus, communier à ce qu'il a vécu. « Mourir avec lui pour ressusciter avec lui », selon l'expression paulinienne.

Repartons de saint Benoît, avec la finale du Prologue : « participer par la patience à la Passion du Christ pour mériter d'avoir part à son règne » (per patientiam participemur passionnibus Christi ut et regno eius mereamur esse consortes). La patience au sens paulinien est le mot qui caractérise en premier l'amour-agapè. Il s'agit d'une passivité qui accueille, porte et supporte tout (cf. 1 Co 13, 4.6).

La lecture assidue des Psaumes nous fait entrer dans un même processus, discerné déjà par les Pères de l'Église (3 x 50, déjà Hilaire, avec le Christ : repris au Moyen Âge dans la structure du rosaire : triple parcours avec chaque fois cinq mystères). Pour Hilaire le premier cinquantenaire nous unit au Christ souffrant, le second nous unit à la dans sa victoire sur le Mal et le troisième nous fait aspirer avec lui à la plénitude de la gloire. Comme il importe pour nous les moines, et même pour vous les laïcs, de prier les Psaumes d'affilée en dehors des offices. Chez les byzantins et les moines orientaux aujourd'hui, le psautier est distribué en 20 cathismes, priés en une semaine, mais durant la Semaine sainte on prie jusqu'à deux fois tout le psautier !

Autre point important, souligné par la tradition monastique : notre respiration, unie à « la prière de Jésus ». Expirer avec le Nom. Ou encore unir le Nom au souffle (ainsi toute la tradition du Sinaï) - c'est certes tout simple mais tout sauf facile! Saint Benoît nous décrit le moine au sommet des douze degrés de l'humilité : il s'agit d'être perdu en Dieu avec la prière du publicain d'une des paraboles de Jésus, dans le cœur : « Prends pitié de moi, pécheur ». « Donne ton sang, reçois l'Esprit » (Apophtegme de abba Longin, « résumé de toute la sagesse du désert », P. Michel Coune).

La communion régulière à l'eucharistie. Il s'agit chaque fois de communier à sa kénose. Le mot kénose nous vient de Paul. Voir Philippiens 2 et 3. « Ayez en vous les mêmes sentiments qui furent ceux du Christ... (Ph 2,7: « il s'est vidé », anéanti, acceptant par obéissance la mort, et la mort de la croix... ). L'hymne qui suit, scande des verbes dont le Christ est le sujet mais qu'il s'agit pour chacun de nous d'intérioriser et d'assimiler. Devenir ce qu'on lit comme verbe. Paul décrit ensuite, en Ph 3, un même chemin de kénose qui fut le sien ! Lui aussi s'est vidé de tout. Et en 3,10 il s'écrie : « Je désire le connaître, communier à sa dynamis après avoir communié à sa souffrance par une conformité - symmorphizomenos (« rendu conforme ») à sa mort. La finalité en 3,20. Le Christ lui-même « transformera notre corps de misère en son corps de gloire... » Nous serons « métamorphosés... »

Imitatio Christi. P. Jean Damascène : une découverte dans l'histoire de l'édition de la Règle : un livre en deux livrets : la RB et l'Imitatio de Thomas a Kempis ! Le projet contemplatif, présent mais non développé dans la Règle, se retrouve dans ce second ouvrage associé à la Règle. La grande question de notre génération : où en est la dimension contemplative de notre vie monastique ?

Julienne de Norwich toute jeune était habité par ce verset de Paul : avoir en soi les mêmes sentiments qui habitaient le cœur du Christ » (Ph 2,5). Elle parle d'un grand désir, articulé et spécifié en trois temps et trois pôles :
- quant à soi et au passé, le penthos, la contritio cordis du Ps 50 ;
- quant à autrui et au présent : la compassion, la miséricorde ;
- quant à Dieu et pour l'avenir : un ardent désir de l'accomplissement la vie éternelle ! (Rm 8 : l'aspiration, le gémissement transformant qui habite tout le créé, même le baptisé dans son corps, et qui habite aussi le cœur de Dieu par l'Esprit saint qui « gémit » en nous !).

Ruusbrœc developpe toujours une pensée très bien structurée vers ce dépassement-là. Les 7 cloîtres. S'adresse à une des Clarisses. Il propose de relire chaque soir « les trois petits livres » avant d'aller dormir, au pied de son lit ! Livres écrits et conservés dans la mémoire ! Hautement didactique ! Le corps (aide-mémoire !) passe d'une position à l'autre : d'abord couché à terre, puis on se redresse et se met à genoux, et enfin on se tient debout, les bras élevés au ciel ! Trois couleurs différentes (noir-sale ; blanc avec encre rouge, le sang, puis vert et bleu, avec des lettres d'or ! Trois moments de la prise de conscience : le passé ; le présent ; le futur glorieux.

Jésus est pour nous tous un exemple unique, « modèle unique » (Charles de Foucauld)... Accepter, consentir, imiter, reproduire, cf. François d'Assise. Les martyrs (Tibhirine). Ensemble et chacun individuellement ? Efforts ? Extérieur, intérieur ? Avec des jeunes, on a revu, il y a quinze jours environ, le film Des hommes et des dieux. La peur sépare, la confiance réunit. On passe de l'une à l'autre par un abandon de soi et une vie tout entière « pour l'autre ». Fr. Michel dira : « Il n'y a plus personne qui m'attend ailleurs dans le monde. Je reste ici ». Le médecin fr. Luc : « J'ai vu trop de violence absurde dans ma vie. Je reste ici. Je ne quitte pas mes gens ». « Tu n'as pas le choix ! » disait un des « frères de la montagne », voulant impressionner le prieur fr. Christian - « Si, j'ai le choix et j'ai choisi ». Au maître de novices qui redoute la mort, Christian lui dit : « Tu as déjà donné ta vie, non ? »

Conclusion. Prenons le temps de nous joindre à la racine de notre liberté pour retrouver pleinement la liberté christique qui se manifeste dans les tout derniers épisodes de la vie du Christ. La liturgie avec ses étapes nous prend comme par la main et nous conduit vers un au-delà de la raison, de la peur et de l'irrationnel même. Romains 6 reste une précieuse clef d'interprétation pour tout l'ensemble. Cherchons la compréhension, puis offrons en Christ notre pleine adhésion et adhérence par un consentir sans fin, à la gloire de Dieu le Père.