Une homélie de fr. Pierre de Béthune
La Bible nous raconte toutes sortes d'évènements merveilleux, grandioses ou angoissants. La traversée de la Mer Rouge, le mont Sinaï embrasé par la gloire de Dieu, la chute catastrophique de Jérusalem et la destruction du Temple. Et dans les évangiles également, on nous raconte aussi la multiplication des pains, la Transfiguration ou la résurrection de la fille de Jaïre. Et puis, aujourd'hui, une anecdote la plus insignifiante : une pauvre veuve qui met deux piécettes dans le tronc du Temple. Est-ce que cela valait vraiment la peine d'être signalé ?
Mais Jésus a vu cette femme. Dans ce nouveau Temple dont les disciples admirent les pierres et l'audacieuse construction, au milieu de la foule bruyante et bariolée, parmi toutes les personnes importantes qui se font remarquer, il a discerné cette pauvre veuve. Décidemment sa façon de voir n'est pas la nôtre !
Et à son propos il ajoute une parole très importante. « Les autres ont donné de leur superflu ; elle a donné tout ce qu'elle avait pour vivre ». C'est d'ailleurs une parole paradoxale, car il précise : « ...elle a donné de son indigence. », c'est-à-dire de son non-avoir. Comment comprendre cela ? Car enfin, pour donner, il faut commencer par avoir quelque chose à donner ! Mais Jésus nous répond : « N'attendez pas d'avoir un surplus pour commencer à donner. Faites confiance ! » Et, comme le faisait déjà le prophète Elie, et surtout la veuve de Sarepta, il nous révèle ainsi le sens profond du don.
Mes frères, mes sœurs, en réalité, ce que nous appelons 'don' est le plus souvent une redistribution, une remise dans le circuit. Comme le disait saint Paul : « Qu'as-tu que tu n'aies reçu ? » Nous ne sommes que les gestionnaires des biens qui passent par nos mains. Et cela ne concerne pas seulement les biens matériels : pour l'essentiel nous sommes toujours dans un circuit. Nous transmettons à d'autres ce que nous avons reçu : des connaissances, des traditions, de l'affection. Si nous n'avons pas reçu d'affection ou au moins du respect, nous pouvons difficilement respecter les autres. Il en va de même pour la compassion, le pardon, toute bénédiction, tout ce qui nous fait vivre. Nous sommes dans le circuit. Et Jésus précise : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement ».
A la limite il faudrait garder ce mot 'donner' pour le don de ce qu'on n'a pas. Car il s'agit alors de ce que j'appellerais un 'don créateur', parce qu'il est un pari sur la générosité de Dieu. Ce n'est plus nous qui donnons, mais Dieu à travers nous. Je pense ici à une anecdote au sujet de saint François d'Assise, racontée par Eloi Leclerc. Un jour que François marchait vers un couvent de ses frères il était très embarrassé, parce qu'en arrivant, il avait l'habitude de les bénir. Mais ce jour-là il ne voyait pas comment il pourrait encore le faire. Après toutes les marques de méfiance qu'il avait reçues et même sa mise à l'écart de la direction de l'Ordre dont il était pourtant le fondateur, il était très amer et déprimé. Il n'avait plus aucune bénédiction dans son cœur, seulement le dégoût. Et cependant, en entrant, il s'est entendu prononcer une grande bénédiction à ses frères. Il a compris alors que c'était toujours Dieu qui se servait de lui pour donner sa bénédiction divine.
Quand nous sommes tout à fait démunis, c'est Lui qui est notre surplus. Nous pouvons vivre dans cette confiance que 'Dieu pourvoit'. N'est-ce pas cela la base de notre foi ? Croire en Dieu n'est pas tellement un assentiment de notre intelligence, parce qu'Il est l'ultime explication du monde et qu'il comble notre besoin de comprendre. Mais nous croyons en lui parce que, comme Abraham, nous faisons l'expérience qu'« il pourvoit », parce qu'il nous permet, malgré tout et parfois malgré nous, d'encore bénir et de pardonner.
Charles de Foucauld disait : « Donner est difficile ; se donner est encore plus difficile ; par-donner, le don par-fait, nous est presqu'impossible », parce que cela consiste à donner plus qu'on ne doit raisonnablement, et plus qu'on ne peut effectivement. Oui, ceux qui ont été mis au défi de devoir pardonner savent qu'il s'agit alors presque toujours de donner de leur indigence.
Finalement, il ne s'agit pas tellement de donner des choses ou des bénédictions et des pardons, mais notre propre vie. Donner sa vie ; donner la vie. Nous savons que nous avons tous reçu la vie de nos parents, même si nous ne nous souvenons plus du jour de notre naissance... Mais certaines parmi nous, ici, savent d'expérience ce que cela veut dire 'donner le jour', donner la vie à un enfant, en le mettant au monde.
Mes frères, mes sœurs, ce don-là est en tout cas, pour nous tous, l'image la plus forte du don créateur de vie.
C'est pourquoi nous faisons bien de toujours nous y référer, quand il est question du don. C'est un vrai don, parce que créateur, et nous savons que la création est toujours ex nihilo, depuis rien. En tout cas, portés par ce témoignage de nos mamans, nous pouvons tous également réaliser à notre tour, à notre mesure, un tel don créateur, quand nous donnons, ne fût-ce que quelques parcelles de vie. Oui, chaque fois que nous donnons notre attention, notre affection, notre temps, notre aide, nous donnons aussi de la vie, - un peu de notre vie. Nous la communiquons, nous la partageons.
Et nous découvrons alors que nous sommes ainsi au cœur de l'évangile. Jésus nous a en effet laissé cette image de sa vie donnée, quand il nous a partagé le pain. C'est un don 'à corps perdu'. Car ce partage est aussi une fraction, une brisure. Et c'est ce qu'il nous a laissé, en mémorial de son corps livré et de son sang versé. Chaque fois que nous célébrons l'eucharistie, comme en ce moment, nous refaisons aussi ce geste qui engage notre vie et nous évoquons ce don inconditionnel que le Seigneur nous fait.
Il n'est pas sans signification que l'épisode le l'obole de la veuve, dans l'évangile d'aujourd'hui, est situé au terme de la montée de Jésus à Jérusalem. Dans les évangiles de Marc et Luc qui le rapportent il précède immédiatement le discours sur la fin des temps et le récit de la passion de Jésus. Il est comme une clef qui nous permet de comprendre l'attitude de Jésus qui a accepté le dénuement total et a vraiment « donné de son indigence ». Comme l'écrit saint Jean de la Croix : « C'est quand Jésus, sur la croix, n'avait plus rien qu'il nous a tout donné ».
A la dernière page qui nous a été conservée de son journal, Etty Hillesum écrivait : « J'ai rompu mon corps comme le pain et je l'ai partagé entre les hommes. Et pourquoi pas ? Car ils étaient affamés... »
Oui, aujourd'hui encore, il y a beaucoup de personnes affamées autour de nous. Et, pour bien me faire comprendre, il me faut encore ajouter qu'il ne s'agit pas tellement pour nous de démarches extrêmes, des gestes grandioses. Non ! Nos gestes les plus simples, les plus anodins de générosité spontanée sont les plus vrais, même si on ne les remarque pas autour de nous. Comme pour la veuve dans le temple, ils peuvent paraître insignifiants, mais Jésus les voit.
En ces jours-là, le prophète Élie partit pour Sarepta, et il parvint à l'entrée de la ville. Une veuve ramassait du bois ; il l'appela et lui dit : « Veux-tu me puiser, avec ta cruche, un peu d'eau pour que je boive ? » Elle alla en puiser. Il lui dit encore : « Apporte-moi aussi un morceau de pain. » Elle répondit : « Je le jure par la vie du Seigneur ton Dieu : je n'ai pas de pain. J'ai seulement, dans une jarre, une poignée de farine, et un peu d'huile dans un vase. Je ramasse deux morceaux de bois, je rentre préparer pour moi et pour mon fils ce qui nous reste. Nous le mangerons, et puis nous mourrons. » Élie lui dit alors : « N'aie pas peur, va, fais ce que tu as dit. Mais d'abord cuis-moi une petite galette et apporte-la moi ; ensuite tu en feras pour toi et ton fils. Car ainsi parle le Seigneur, Dieu d'Israël : Jarre de farine point ne s'épuisera, vase d'huile point ne se videra, jusqu'au jour où le Seigneur donnera la pluie pour arroser la terre. » La femme alla faire ce qu'Élie lui avait demandé, et pendant longtemps, le prophète, elle-même et son fils eurent à manger. Et la jarre de farine ne s'épuisa pas, et le vase d'huile ne se vida pas, ainsi que le Seigneur l'avait annoncé par l'intermédiaire d'Élie.
- Parole du Seigneur.
1 R 17, 10-16
Le Seigneur garde à jamais sa fidélité, il fait justice aux opprimés ; aux affamés, il donne le pain ; le Seigneur délie les enchaînés.
Le Seigneur ouvre les yeux des aveugles, le Seigneur redresse les accablés, le Seigneur aime les justes, le Seigneur protège l'étranger.
Il soutient la veuve et l'orphelin, il égare les pas du méchant. D'âge en âge, le Seigneur régnera : ton Dieu, ô Sion, pour toujours !
Ps 145 (146), 6c.7, 8-9a, 9bc-10
Le Christ n'est pas entré dans un sanctuaire fait de main d'homme, figure du sanctuaire véritable ; il est entré dans le ciel même, afin de se tenir maintenant pour nous devant la face de Dieu. Il n'a pas à s'offrir lui-même plusieurs fois, comme le grand prêtre qui, tous les ans, entrait dans le sanctuaire en offrant un sang qui n'était pas le sien ; car alors, le Christ aurait dû plusieurs fois souffrir la Passion depuis la fondation du monde. Mais en fait, c'est une fois pour toutes, à la fin des temps, qu'il s'est manifesté pour détruire le péché par son sacrifice. Et, comme le sort des hommes est de mourir une seule fois et puis d'être jugés, ainsi le Christ s'est-il offert une seule fois pour enlever les péchés de la multitude ; il apparaîtra une seconde fois, non plus à cause du péché, mais pour le salut de ceux qui l'attendent.
- Parole du Seigneur.
He 9, 24-28
En ce temps-là, Jésus s'était assis dans le Temple en face de la salle du trésor, et regardait comment la foule y mettait de l'argent. Beaucoup de riches y mettaient de grosses sommes. Une pauvre veuve s'avança et mit deux petites pièces de monnaie. Jésus appela ses disciples et leur déclara : « Amen, je vous le dis : cette pauvre veuve a mis dans le Trésor plus que tous les autres. Car tous, ils ont pris sur leur superflu, mais elle, elle a pris sur son indigence : elle a mis tout ce qu'elle possédait, tout ce qu'elle avait pour vivre. »
- Acclamons la Parole de Dieu.
Mc 12, 41-44