Le mantra ou la parole sacrée ruminée

Plusieurs traditions, tant orientales qu'occidentales, proposent de se répéter un mot, une syllabe, un son. En Orient, il arrive régulièrement qu'un maître confie à son disciple telle parole sacrée ou « mantra » pour sa méditation profonde et l'invite à ne plus en décrocher un instant. On connaît les Récits du pèlerin russe, petit livre rédigé au milieu du dix-neuvième siècle. Là, un maître-staretz invite le pèlerin à répéter la dite « prière de Jésus ». Cette invocation du Nom sacré « Jésus », le plus souvent mais pas toujours enrichie par les titres « Seigneur », « Christ » et « Fils de Dieu » et suivie de l'appel : « prends pitié de moi, pécheur », est une formule bien connue. Elle a une longue histoire et bien des variantes. Parfois l'invocation se réduit au seul nom de « Jésus », parfois tout est résumé par le célèbre Kyrie, eleison, « Seigneur, prends pitié », répété inlassablement. Une ermite recluse aux abords du désert de Juda, près de Bethléem (entre 1980 et l'an 2000), s'était forgée cette formule sobre et intense : « Oui, Abba, Jésus, Amour ».

C'est dans le milieu du Sinaï au septième siècle, avec notamment Jean Climaque, que la pratique d'une invocation du Nom de Jésus associée à la respiration a pris forme. « Unir son souffle au Nom de Jésus », voilà l'enseignement recommandé aux moines qui persévèrent dans la solitude et le silence, cette hèsychia ou tranquillité de l'âme et de l'esprit, tant recherchée. La proposition est simple, la pratique plutôt difficile, confirmant combien en général ce qui est très simple est difficile. Qohélet nous le rappelait déjà de son temps : « Dieu a fait l'homme droit, mais eux ils ont cherché une foule de complications » (Qoh 7,29). Le grand Arsène a quitté la cour impériale de Constantinople pour se retrouver au désert égyptien à partir d'un triple ordre que la tradition latine aime se répéter : Fuge, tace, quiesce. « Fuis, tais-toi et entre dans l'hèsychia », qui est silence et grande sérénité ou tranquillité de tout l'être.

Le choix du mantra est une chose délicate : parfois c'est notre accompagnateur qui nous l'indique mais le plus souvent, en Occident, c'est le méditant qui se le choisit lui-même. Est-on en droit de le modifier, après avoir choisi telle maxime ou tel mot simple ? On peut en avoir plusieurs à sa disposition. Certains maîtres, comme l'auteur anonyme anglais du fameux Nuage de l'inconnaissance (14e siècle), a une préférence pour des mots très simples, monosyllabiques, comme God (« Dieu »). À chacun de suivre son cœur, en sachant d'avance qu'un arbre qu'on transplante trop souvent ne grandit plus et risque même de s'étioler.

Un mantra est en premier lieu un instrument pour empêcher l'esprit de divaguer dans toutes les directions à la fois. John Main (1926-1982), bénédictin, qui fut un des tout grands maîtres de la méditation au siècle dernier, revenait sans cesse sur cet ordre premier : Keep your mantra ! (« Observe ton mantra ! »). C'était à ses yeux la chose la plus importante pendant tout le temps de la méditation. À l'opposé, il insistait beaucoup sur le fait de ne pas partir pendant le temps de la méditation en des réflexions de tout genre, même celles qui seraient très pieuses ou élevées ou exaltantes. Il s'agit de revenir sans cesse au silence par l'arme du mantra, répété intérieurement et ausculté dans sa résonnance toute pure, sans aucune idée. Lui-même avait choisi et recommandait le plus souvent le mot « Maranatha » qu'on trouve chez saint Paul (1 Cor 16,22). C'était le cri araméen de la première communauté chrétienne à Jérusalem, transmis par l'apôtre jusqu'au cœur des liturgies corinthiennes. Le mot se laisse traduire par « Seigneur, viens ! » ou encore par « le Seigneur vient », mais il importe peu que l'on se mette à réfléchir sur toutes les possibles significations du mot. En répétant les quatre syllabes de façon ouverte, les laissant résonner en nous avec un relief égal : MA-RA-NA-THA, on obtient que notre esprit ne se mette plus à divaguer en pensée dans tous les sens.


fr. Benoît Standaert osb.
(c) Clerlande 2022.


Qui veut poursuivre la réflexion sur la méditation, peut consulter l'interview de Maciej Bielawski en Italien, janvier 2022 : Une série de questions essentielles.